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petits pas, obstinations diverses

Volodine, à l'est de nulle part

Volodine, à l'est de nulle part 

Volodine, à l'est de nulle partn a compris. N'accumules pas les exemples. » (voir texte en bas de page). Impératif, commandement. Le, la commandée puisqu'il s'agit d'une femme, agit sous la contrainte et son récit est sommé de s'alléger de tout superflu. La soumise doit aller à l'essentiel et le lecteur doit lui prêter toute son attention. Connivence.

 

Plusieurs « je » captent l'attention, focalisent sur la conteuse. Le récit s'affirme parole, la parole est mise en avant et en abyme puisque celle qui parle est actrice de théâtre. Nous sommes devant une mise en scène montée par le statut de la narratrice et les répétitions, qui retiennent l'attention sur la personne qui parle et ses ressentis, comme un dispositif scénique.

 

L'effet se rapproche de celui d'un rythme, d'une déclamation sous surveillance et sous projecteurs.

 

L'auteur utilise un vocabulaire courant, des phrases courtes. Rythme. On avance dans une espèce de témoignage. Très loin d'autres ouvrages où auteur et personnage se dissolvent dans un style sophistiqué, parsemé de mots rares et de discours très indirects. Fresques murales complexes laissant le thème et le sens du propos dans l'ombre pour faire ressortir les sinuosités du style.

Économie de moyens, donc, pour un résultat aussi, peut-être, plus percutant, plus « vrai ». La sophistication provoque toujours une distance plus favorable aux moyens de la sophistication qu'à la substance qu'elle est censée parer. Le prix se paie en diminution de la véracité, au sens d'éloignement entre le sens et la signification, entre ce qui est dit et ce qui est reçu.

 

On est face à un choix de représentation. Transposé en musique, les auteurs sophistiqués font du Coltrane et Volodine du blues. Langage universel et intemporel, roc inébranlable et toujours adaptable aux besoins. La sophistication du style, en tous domaines de l'art, paraît légitime. Mais l'économie de moyens, espèce essentielle d'expression rappelant les premiers écrits, n'est-elle pas l'éternel retour vers lequel court toute sophistication ?...

 

Récit de prisonnière, récit de fin, récit exténué. Elle se perd, l'emprisonnée, s'abandonne à tous les doutes, jusqu'au plus abyssal, le doute de la mort. Le rythme et la sobriété du style conjuguent la perte de repères fondamentaux que subit l'héroïne. Le vocabulaire courant s'imposant comme les mammouths de Lascaux dans leur puissance évocatrice.

 

Pourquoi ? Ce personnage est devant deux abîmes, l'emprisonnement et la mort - sans compter d'autres dégâts possibles liés à l'au-delà, qui ne semble pas très séparé de la vie.

 

Deux raisons de parler « sensé » comme dit le/la surveillant(e)/interrogateur(trice). Deux raisons de gonfler le parachute qui la sauverait. Deux raisons de tirer le rideau des mots pour cacher, et en même temps révéler, l'insupportable qui l'attend.

 

Volodine s'applique à mettre ses mots en situation d'économie, de centralité, donc de puissance. Contrairement à des récits où l'auteur a choisi une esthétique plus foisonnante, voire baroque, des fictions plus recherchée, son style minimaliste, lexicalement et grammaticalement, s'impose comme une unique lampe dans une grotte sombre.

 

Le personnage central, ici, est avant tout une parole, une voix, et le monde n'existe autour que par sa perception et ses sensations – sauf l'autre monde du dessus, celui qui commande, et qu'on est conduit à penser comme le réel légitime, puisqu'il gouverne. L'actrice, l'héroïne, (se) tient contre ce réel, de toute son humanité perdue, sa douleur attirant notre empathie.

 

L'humanité reste pécheresse – tout le propos de Volodine sur l'ensemble de ses ouvrages - puisqu'elle a fauté en suivant des chimères révolutionnaires, puisqu'elle a bâti des empires déchus – 2ème, 3ème, 4ème Union soviétique, où survivent des êtres condamnés à l'errance, à devenir des fantômes, puis des êtres de l'au-delà.

Ils se savent vivants et déjà fossilisés par ce que Volodine ne décrit que très peu, le monde « réel », le capitalisme vorace et surpuissant qui dévore tout rêve et détruit tout idéal, au principe du fait qu'il est l'unique monde, l'unique avenir, l'unique légitimité. Il est vainqueur de toute éternité, sauf de celles qui participent de l'autre monde.

 

Pour les perdants, reste la prière, la psalmodie et les pratiques sorcières. Ainsi, leur monde se dilate, empiète sur l'au-delà. Ainsi, l’héroïne est morte, et vivante. Ainsi le temps, les valeurs, la morale, les personnalités peuvent muter à leur guise, virer au malsain, au mutant, au monstre pour qui tout est possible, on le voit dans la suite de Frères sorcières.

 

A condition que le monde réel ne le sache pas, ou le permette discrètement. L'abolition de tous temps, de toutes catégories, ne serait donc qu'un fantasme contrôlé, une révolution en milieu clos et contrôlé.

 

 

 

 

Tous les fils rouges de notre société sont poussés à l'incandescence dans les fictions d'Antoine Volodine. La mort, cachée dans le réel qui est le nôtre, est omniprésente dans Frères sorcières et autres « entrevoûtes » (pr comprendre ce sous-titre du livre, lire également l'ouvrage majeur, originel de Volodine : Le post-exotisme en dix leçonsleçon onze). La violence des institutions, sourde chez nous, est récurrente et expressionniste dans les aventures volodiennes.

 

Couronnement, le statut de la personne dans nos villes, nos états, progresse vers l'esclavage soit technologique, soit salarié. L'anti-héro(ïne) volodien(ne) est allé au-delà, a sombré au point d'être si dépourvu de valeur qu'il n'a même plus de souffrance assurée, de joie reconnaissable, d'existence certaine, à ses propres yeux. Aucune finalité, aucun idéal, aucun avenir, par conséquent. L'homme sans qualités dont parlait Robert Musil, il est là, au terme du processus. Dans un monde aux lois physiques soumises à l'incertitude radicale de nécromancies, de chamanismes le plus souvent tirant vers le désordre, la désorientation radicale.

 

 

Un effondrement métaphysique maximal est à l’œuvre.

 

 

On ne s'étonnera pas que les créatures divines, - issues d'humains ou d'animaux mutés, morts, passés dans l'au-delà pour y devenir parfois des êtres divins -, apparaissent velléitaires et violentes, infernales. Elles évoquent d'autres dieux nés sous la plume de Dick, autre grand talent classé, un temps, longtemps, en SF par les marketeurs de littérature.

 

Contre cette désagrégation de l'ensemble de la Création, il reste la parole, la psalmodie, l'incantation – en place centrale, dans Frères sorcières -, la supplique au monde de bien vouloir se manifester. Être, enfin, pour que tout revienne, ou vienne, avec les idéaux et les catégories fondamentales de l'existence, le temps et l'espace stables.

 

La parole peut tout, car elle ne peut rien, juste sortir comme une dernière prière et amener devant les yeux des conteurs/teuses l'univers cabossé qu'ils ont à vivre jusqu'au bout.

 

 

Au commencement, et à la fin, demeure le Verbe, incantation évidente ou affleurante rappelant que l'Homme est sa propre créature, hier pour le meilleur, aujourd'hui pour le pire.

Sur les décombres rampent les zombies. Ils n'en demeurent pas moins humains. On les reconnaît au coin d'une saillie équivoque, d'un sarcasme sérieux ou d'une ironie conforme que les maîtres interrogateurs laissent passer comme fumées révisionnistes sans avenir. Ce en quoi ils ont peut-être tord. Volodine prévenait déjà dans Le post-exotisme en dix leçons - leçon onze, que les entrevoutes et autres récits de prisonnier recélaient des vérités cachées, une signification autre. Les prisonniers, les condamnés, l'humanité damnée ne peut garder qu'une seule dignité, sa vérité.

 

 

 

 

Frères sorcières Antoine Volodine (p.107- 108)

Ed. du Seuil – Coll. Points - 2019

 

 

 

 

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