« Par contre-narration, je propose d'entendre une pratique de déconstruction des récits du storytelling, qui passe par une exhibition de la mécanique du prêt-à-penser narratif. » Christian Salmon
ôle. Immense jeu de rôles. On ne connaît pas les participants. On imagine des cadres. Leur mission : construire un village, chacun sa maison. La consigne est claire dès le début du roman de Pascale Petit.
Extrait ci-dessous - p. 35
Incités sans ambiguïtés, un panel choisi de cadres prêts à en découdre pour qu'on colle sur leur uniforme la médaille des méritants fantassins de l'épopée profitable menée par telle ou telle firme.
On démarre sur des injonctions paradoxales. Ainsi, « soyez libres », comme si la liberté était une obligation. Elle l'est dans les manuels que traverse le récit de Pascale Petit, costumière de langue prompte à épingler ce qui fait sens, ou non, dans les éléments de langage motivants au principe des stage de re-cohésion des groupes, des séminaires de motivation endogène ou des week-end de brainstorming orienté profit. Au besoin, elle agrandit la faille. Et nos cadres bâtisseurs endossent un truisme et un autre, et puis un autre, des fois qu'ils n'auraient la franche envie de dire ce qu'ils disent ou de penser ce qu'ils pensent.
Cette liberté au cordeau s'inscrit dans une naturalité, « un immense champ de forces » tellurique, connoté Gaïa, retour au vivant. A la puissance brute aussi, brute comme le parfum des définitions et limites que leur guide déroule, rires enregistrés compris. Soyez libres, soyez forts, soyez naturel, bon dieu !
Attention, nous ne sommes pas dans le royaume de la « performance ». Tout cela n'est qu'un jeu de (re)mise en forme, d'ailleurs vous levez les pouces et « tout va bien », oui, « tout-va-bien ».
Il s'agit de se motiver, de se sur-motiver tout en restant zen, à l'écoute.
Ce programme sur l'espace d'un roman, pourrait constituer l'archétype du storytelling servi à toute la population des guerriers ordinaires de la mondialisation. Sauf que l'auteur(e) pousse le guide dans ses retranchements, en remet sur les truismes, traque les libertés conditionnés à coups de répétitions, d'échappées poétiques parfaitement incongrues, terriblement à leur place. Et le guide se met à déborder, se vouloir univers, pousser le conseil et l'ordre dans des registres où ils se cognent à l'absurde. L'absurde qui caresse un chat dans le tunnel des enrôlements. La poésie détricotant la muzak enfoncée dans les cervelles de cadres envoyés au feu.
C'est finalement une trajectoire de langue, que ce livre. Une construction subtile poussant au bout la logique du storytelling pour révéler non pas l'élan sincère et naturel qu'il voudrait incarner, susciter, mais un espèce de ruban de Möbius ramenant toujours à l'autorité première, ordonnatrice et captatrice. Quitte à passer par le chemin des écoliers. Car l'objectif final n'est-il pas de détruire la pensée individuelle, potentiellement dissidente, pour faire un corps, une arme par définition sans âme...Et que reste-t-il s'il n'y a plus d'âme, il reste les mots plantés dans un espèce de camp rhétorique, où l'on entre avec un vague malaise jusqu'à déboucher sur un sentiment d'horreur. Mais vous êtes tout à fait libre de ne pas penser que le parfum du jour est fraise. « Ex-pi-rez », « dou-ce-ment ».
Le parfum du jour est fraise
Éditions l'Attente
2015