petits pas, obstinations diverses
ne fois qu'on a goûté au déroulé des phrases qui surgissent en bulles dorées sur les neurones qui les appellent, à ce mariage ineffable entre un morceau de chair nommé cerveau et une structure de signes dont le siège n'est nulle part et partout, on ne peut que recommencer, encore et encore. C'est un mystère saisissant que la sensation et la mémoire épousant le langage.
Les peintres posent parfois de simples signes, des coups de pinceaux détachés. Le cerveau de l'observateur relie les traces dispersées. Et voilà un visage, un chemin, un corps émergeant de ce qui n'était que touches éparses. Je ne vois pas d'approximation meilleure du moment où l'idée passe dans le stylo, dans le clavier.
On dit couramment « J'ai une idée », et c'est littéralement faux. On éprouve une sensation. Quelque chose sur la pointe d'un neurone, ou entre deux, demande à sortir, à s'incarner. Ce phénomène survient à la suite d'une observation, d'une lecture marquante. Le fil rouge en est la reconnaissance. Nous relions l'homme, la table sur un tableau, avec quelque autre personne réelle, quelque autre cuisine, quelques personne, situation connues de nous. Contiguïté. Parfois, impossible de relier. Cettre place, ce tableau-là n'évoquent rien, ne font rappel d'aucun souvenir, ne provoquent nul scintillement neuronal. Le vide. Nous n'avons pas de mots pour décrire, pour com-prendre.
Il arrive que tel tableau, tel élément du tableau ne se laisse pas reconnaître, mais ne soit pas non plus inconnu. Ainsi, le sourire de la Joconde que nous ne pouvons pas ne pas reconnaître comme un sourire de femme, mais sommes incapables de classer dans l'ordre du sens ou du sensible. Sourire aimant, perplexe, désabusé, sagace, mélancolique, confiant, ineffable... ?
Les associations sont des quasi-idées ou générent très vite des idées. Les deux se manifestent, s'invitent dans notre entendement sous la forme incontournable de mots. Elles n'existent qu'en mots. La recherche de sens n'est par conséquent que recherche de mots.
De cette recherche automatique du mot définissant la sensation/connaissance que nous éprouvons devant une œuvre, un spectacle nouveau. naissent les nouvelles idées, par contiguïté, association. Sans langage pas d'idée. Sans idée pas de langage. Même pour « simplement » communiquer, il faut avoir l'idée de communiquer et d'un contenu de communication. Les mots ont besoin de nous, ils nous cherchent. N'est-ce pas le principe suprême de la poésie que de laisser les mots trouver l'âme du créateur ? Qui pourra sérieusement affirmer qu'il maîtrise l'écriture de tel ou tel texte, qu'il n'a pas, à un moment ou à un autre, laissé place à l'inspiration comme un spectateur et, saisi d'une exaltation sacrée, regardé se poser un à un les mots sur la page comme de noirs pétales ?
Tout de même, l'histoire petite et grande ? On ne peut conditionner l'existence du réel à l'existence des mots. Mes souvenirs, mes visions, les chocs sensibles que j'ai reçus génèrent des idées aussi, c'est une évidence...
Je peine là-dessus. Impossible de décider qui du sensible ou du langage domine, jusqu'à ce que me vienne un autre angle. La question qui tente de se dissimuler maladroitement derrière cette opposition binaire et frontale, je la vois maintenant. Pourquoi est-ce si important de choisir ?
Les mots divaguent dans ma tête. Me vient un mot-image, un masque. Il s'efface tout de suite, se fond, se démultiplie, se pose sur d'innombrables visages de manifestants. Chacun a la figure dissimulée sous ce même masque. Un est multitude. Personne, ou presque, dans nos contrées, n'ignore de quel film provient ce mot-vision. Dans ce film1, c'est toute une dialectique individu-collectif qui se développe, avec focus sur le héros, cinéma états-unien oblige. La multitude lui a offert la possibilité de faire vivre sa singularité et, finalement, par lui elle aura la possibilité de devenir myriade de singularités, Quoiqu'il en soit, singularité. La multitude est condition de possibilité pour la singularité et la singularité l'objectif final du héros comme celui de la multitude. Travelling singularité débouchant sur le style émargeant de la pâte académique, du brouillard ordinaire pour orner le roman d'un fil rouge qui, défait, ne laisserait plus qu'un tissu informe.
Le style est singularité. L'histoire fictionnelle, racontée imite la vie. Le style est la vie de l'imitation. La vie, c'est avant tout ma vie. Je ne peux, naturellement, me considérer faisant partie de la multitude, identique à tous les autres. Il y a moi et les autres, destin anthropologique.
Je commence à me perdre un peu dans cette tentative d'explication. Parti de l'émergence de l'idée, je suis passé par ses rapports avec le langage et la perception, le souvenir, l'histoire. J'en arrive au style ; surpris, mais pas vraiment. Je m'attache au style, à ma connaissance sans vanité particulière. Tout mon parcours d'écriture a été, est effort pour le style, ce qui, je viens de le réaliser rejoint l'idée.
L'idée est commune, quelque soit l'idée, n'importe qui peut l'avoir. Que ce soit la vie du goulag ou l'existence si brève et rapide des atomes, il ne s'agit pas de décrire, mais de raconter. Einstein n'aurait jamais unifier les scientifiques s'il n'avait pas raconté la relativité – ne parle-t-on pas d' « élégance » dans le langage mathématiques... -, s'il n'avait pas organisé les équations avec une harmonie toute particulière, toute singulière ?...
L'idée, le mot comme une part si profonde, si singulière. Lacan aurait dit que l'inconscient est structuré comme un langage. Mais peut-il en être autrement ? C'est une question ontologique que les auteurs de SF connaissent bien. Ils la posent dans les termes de la tribu. Comment la tribu terrienne peut-elle rencontrer la tribu extra-terrestre, s'il n'y a pas de langage commun ? Elle ne peut pas, les hommes et les E.T. sont condamnés à ne pas se rencontrer. Le mot et ses « dérivés » - langage mathématique, musical, plastique – traverse l'individu depuis le début de l'histoire. Si l'inconscient n'était pas « comme un langage », il n'y aurait pas d'inconscient, Lacan n'aurait pu le décrire à son tour dans l'impossibilité qu'il aurait été de le reconnaître, de le voir sinon comme quelque chose d'indicible, d'impensable.
En ce sens la réalité qui se présente à nous à chaque seconde est saturée à l'intérieur comme à l'extérieur, de mots. Ainsi, produire sa perception, se produire, c'est colorier le réel de ses propres mots. Prenons un exemple. Vous allez chez Conforama acheter une série de chaises. Vous les choisissez bleues avec des liserés violets, pourquoi pas. Nous vous n'avez pas choisi des chaises bleues. C'est « bleu » qui a choisi vos chaises. Ce bleu, vous le connaissez, c'est le bleu du papier peint, dans la pièce où vous avez embrassé pour la première fois votre femme. C'est le bleu qui colle à ce morceau idiot que vous chantiez avec cet ami, un soir d'été, sur une route qu'il n'empruntera plus puisqu'il est mort. C'est un autre bleu, peut-être. C'est toujours lui qui choisit.
Dans le roman, nous faisons du réel, nous assemblons quelque chose que le lecteur et nous doivent considérer comme existant et cohérent. Les mots, évidemment. Si vous ne prenez pas vos mots, vos briques, si vous n'appelez pas les phrases, les blancs et les points qui vous tiennent, littéralement, à cœur, vous ferez une baraque. Elle ressemblera de loin à une maison. Il y aura même des marchands pour la vendre.