petits pas, obstinations diverses
n pourrait se dire que le temps est venu, et même depuis un certain temps, pour les petits commerçants, notamment de restauration, de sauter la barrière. Leur visée générale semble plutôt de sauter dans le vide, syndrome France Telecom intériorisé.
Ils sont à bout de sous, à bout d'espérances. Fermés des mois, ou horaires dramatiquement réduits. Clientèle perdue, caisses vides, bientôt à la rue. Face à un gouvernement en acier trempé qui ne cède rien quand il s'agit d'écraser les plus faibles. Les arguments de l'ultra-libéral brutal au pouvoir sont pourtant d'une faiblesse ridicule.
Les petits commerces peuvent bien mieux assurer les consignes sanitaires que les hypers et ils représentent cette "proximité marchande" que les discours du Pouvoir valorisent, alors que les Carrefour et autres Auchan ne sont que des machines à profit sans nationalité, sans lien de connaissance, d'ancrage dans un groupe, un territoire. Enfin, les multinationales se sont gavés pendant que les français crevaient chez eux ou sous le masque. et vont crever encore de faillites et de licenciements.
Quel juge, quelle autorité les condamnerait s'ils prenaient leur destin en main collectivement ?
Quel politique oserait leur dire " Vous avez tort de ne pas mourir en silence", mis à part Bruno Lemaire, dont le cas relève de l'arrivisme le plus débridé et d'un égocentrisme inédit, sans oublier la capacité d'empathie d'un fer à repasser.
On ne peut pas reprocher aux petits commerçants d'embouteiller les rues en ouvrant. Critique tout à fait stupide, puisque les Gilets Jaunes manifestaient parce qu'ils n'étaient pas entendus, et que la manifestation est un droit constitutionnel. Quand même, Macron pourrait arguer, dans l'absolue raideur qui le caractérise, de ce fait : des gens dans les rues créent des embouteillages. Il ne peut même pas reprocher ça aux commerçants qui ouvriraient malgré l'interdiction.
On ne peut pas non plus leur reprocher de pénaliser les gens à qui ils permettent de se nourrir.
On ne peut, enfin, leur reprocher de ne pas vouloir faire faillite.
Malgré tout, ni les commerçants, ni leurs instances professionnnelles ne se décident pas sauver leur peau, puisqu'on en est là, pour beaucoup.
Faut-il voir là une sorte de queue de la comète idéologique ? Une rigueur continuée dans le sens d'une soumission définitive à la loi ? Après tout, ils n'ont cessé de hurler stop aux Gilets Jaunes manifestant dans les rues contre les taxes et les lois Macron. Ils ont exigé, à corps et à cris, la répression. Ils ne feraient qu'appliquer à eux-mêmes l'intransigeance - contre-productive, pour le moins, mais c'est un autre débat - qu'ils ont appliqué aux Gilets Jaunes. Quoiqu'il en soit, Macron ne s'est pas fait prier, qui a décidé depuis longtemps que les manifs, ça suffisait. Aujourd'hui, les multinationales open bar, c'est tout bon. Et les petits commerces ouverts non-stop, ça suffit. Les commerçants lui offrent la victoire sur un plateau.
Au fond du fond de ce renoncement collectif, il y a une fatigue générale, sans doute. A peine 7% d'entre eux se déclarait optimistes pour 2020, dans un sondage de 2019.
Mais agit surtout le travail de sape continu de l'individualisme commerçant, seul, à cheval sur la concurrence, avec son armure d'individualisme. Cette solitude fière et revendiquée des marchands, petits et grands, dans les sociétés de Marché. Sociétés où chacun n'est qu'un portefeuille et une capacité à s'éclater, à se distinguer dans sa conso particulière, dont le principe et d'exclure celle de l'autre, par sa singularité et/ou sa profusion.
Les petits commerces n'ont pas les moyens d'atteindre les ambitions que leur a fixé soigneusment le commerce multinational qu'on appelle aujourd'hui Marché, la frange stratosphérique où le bénéfice s'appelle profit, où l'argent est maître, déterritorialisé, livré à une accumulation sans fin qui n'a presque plus rien à voir avec le commerce de proximité. Lequel continue pourtant à admirer le monde de puissance, d'indépendance, de pouvoir qui est un monde autre, radicalement étranger au petit commerce.
Le collectif, dans cette frange petite-bourgeoise que constituent les petits commerçants, du moins dans leurs statuts et aspirations générales, même s'il y a des exceptions, le collectif n'existe plus.
On est tous, pourtant, à la même chaine, dans les boutiques. On fait des heures, on souffre des augmentations permanentes des fournisseurs, on a une clientèle en morceau grace aux maires, toujours sensibles aux petits douceurs, qui laissent ouvrir et s'agrandir les hypers. Les impôts, on paye plein pot, alors que les multinationales s'arrangent, ne payent rien ou presque, avec la complicité de Berçy, qui aime aussi les petites douceurs.
On est à la ramasse, on n'a même pas eu la possibilité d'aller manifester avec les Gilets Jaunes - pour ceux qui réalisaient que leur combat était le même que celui des manifestants, et de tous les écrasés par les diktats tombant d'en haut pour assurer les bénéfices des multinationales. Parce que perdre un jour de bénéfices, c'est la fermeture assurée, la vente du fond, ou la gérance pliée, direction le Pôle.
On a toutes les raisons de se regrouper, voila, quand on petit et commerçant. Même le plus benêt peut comprendre que Macron ne lâchera rien. Il a tenu six mois avant de lâcher du bout des lèvres l'expression "Gilets Jaunes", il va pas trébucher sur quelques commerçants qui chouinent sans bouger une ligne.
On se laisse crever. On a peur des autres, on ne sait plus se parler. Ensemble, c'est une langue étrangère, au moins, pour les petits commerçants. Non, ça l'est devenu pour une grande partie de la population. C'est dans les quartiers populaires qu'on tapait sur les casseroles pour les soignants, d'un appartement à l'autre, dans les HLM. Surtout pas dans les quartiers vitrines, dans les belles demeures de la France qui réussit. Pas mieux dans les rues-dortoirs où la classe moyenne rêve de maison de campagne et surfe sur Ryanair pour passer une semaine en Croatie, avant de faire un mot au Rectorat, tenter d'exfiltrer l'ado du lycée sensible où il prend l'accent rebeu.
Le collectif fonctionne encore, mais les représentations le tuent de plus en plus vite. On se bat pour un pot de Nutella. On est des consommacteurs, on traque le bon plan, on joue la gagne, comme à la télé. On est le plus fort, on est le boss.
On est autonome, on a sa boutique, son étal, son camion. On est maître de son destin à crédit, tendu sous les factures comme un Drucker qui a perdu ses fiches. On se lève quand on veut, d'ailleurs, on peut plus se lever, vu qu'on dort pas. On se rémunère, on est pas salarié, d'ailleurs, on est bien en-dessous du SMIC, question prix de la liberté.
Dernière représentation enfoncée depuis des décennies dans les têtes. Plutôt crever que de demander. L'assistanat, c'est pour bon pour les cassos. L'assistance publique, c'est pour les orphelins. L'entraide, c'est pour les feignasses du chiffre.
Quand y a plus de chiffre, quand le rideau grince sur l'avenir déjà malade de la concurrence, quand il n'y a plus rien à attendre même des aides, qu'on a demandé en douce - vu qu'elles arrivent pas, ou trop tard, ou trop peu. Quand on risque de crever dès qu'on soulève un coin de masque, c'est dit sur Cnews, on peut pas gueuler, on peut pas s'appeler les uns les autres. On reste, hyper-mal, dans son coin.
On va crever petit-commerçant, tout seul peut-être, mais droit dans ses bottes à crédit.