l Cerchio della Creazione est vide à cette heure matinale. Les touristes, sa principale clientèle, s'attardent encore dans les lits moelleux des pensions de San Domenico de Fiesole. Je suis entré, la gardienne ou peut-être la propriétaire de la galerie m'a salué d'un sourire et d'une voix douce m'a souhaité la bienvenue comme si j'étais un hôte de marque. Je ne suis pas un hôte de marque, je suis Daniel Lecourné, amateur d'art et chercheur de révélations. Je ne lui ai rien précisé là-dessus. Et, comme tout le monde je suis venu voir un célèbre tableau qu'on a prêté avec réticence à cette petite galerie parce qu'Arnold Böcklin est né ici.
En traversant la petite salle tout en longueur consacrée à divers artistes mineurs, d'après les pauvres travaux qu'ils exposent, je me suis dit que je venais maintenant comme un ambassadeur, voire un disciple, plutôt qu'un amateur. J'ai longtemps été disciple, de toute façon. Disciple de l'Art, de la Beauté, d'un espèce d'Idéal qui s'incarnerait dans des formes diverses, en échos rebondissant à travers le temps et l'espace. La vie, elle s'en va par tous les bouts et on s'agite au milieu de sa dissipation, mais l’œuvre reste, elle attend, là ou ailleurs, dans un grenier ou un musée, patiente autant que nécessaire, sure de son achèvement.
Celle qui m'occupait s'appelait l’Île des Morts. Une île, donc sous un ciel d'orage figé. Une barque vogue vers elle. Debout au centre, un mort, tout en blanc et Charon, le guide des morts qui tient la rame. Sur l’île, deux mausolées flanqués d'immenses cyprès et de rochers escarpés. Ce tableau, je le connais et je viens le redécouvrir.
Mes cinquante ans atteints, je me suis regardé dans une glace. Un financier aux placements juteux avait relégué loin dans l'ombre de la mémoire l'esthète de la jeunesse. J'avais la chance d'un mariage heureux, avec une femme que j'aimais. Mais l'âge, mais l'usure dans la trame des jours, mais cette perte aussi diffuse que douloureuse. J'avais fait des études d'histoire de l'art, et c'est la finance qui me faisait vivre. Expert en placements lucratifs, fixe plus commissions. Le cours des choses m'irritait en permanence. Obstinément insatisfait. Il me fallait plus, et pas en espèces.
J'ai creusé sur le Net et ailleurs, comme on suit une rue en espérant qu'elle débouchera sur une surprise. Finalement, sur Facebook le tentaculaire, un groupe m'a retenu. Rien d'original là-dedans, il y a peut-être des dizaines de groupes analogues sur le réseau. Mais les mots sur la page d'accueil me parlaient. J'y trouvais la référence obstinée à l'Art qui était mienne avant, plus une direction, une ambition qui me surprenait, me touchait. Après réflexion et sélection drastique, restait donc LFGO. Je suis passé à la fouille intégrale de ses pages, avant de creuser autour par divers moteurs, amis Facebook. En n'espérant ne pas dénicher de cinglé, mythomane, ou mégalo, ni d'arnaque à la manœuvre dans ces pages. Pas trouvé. « Le fil Gnostique dans les Œuvres » ne faisait office de sous-marin pour aucune dérive apparente. Plus tard, un ami informaticien avait aussi fouillé le ban et l'arrière-ban du site, vérifié les adresses et personnes endossant le groupe. Tout était clair.
Leur opium s'appelait gnose. Un savoir hérétique, si longtemps pourchassé qu'il est devenu occulte. Ils la recherchaient dans l'art. Pourquoi pas. De prime abord, j'étais sur le reculoir, je ne suis pas croyant. Je ne cesse pas d'être athée, mais j'ai changé d'avis.
Au tout début, j'ai écouté les explications pour leur nouveauté. Un regard qui n'était pas le mien, mais quand même une autre voie. Une réponse inédite à mon manque, peut-être. Je voulais bien de cette distraction. De toute façon, je voulais revenir vers l'Art. Devant une toile ou une sculpture, ou autre, je n'en pouvais plus de cette espèce d'anesthésie qui me bloquait. Les choses et l'argent dévorent le temps de nos vies, occultent, gomment l'essentiel.
Pas question non plus d'y consacrer mes journées et mes nuits. Je n'avais pas les moyens de m'arrêter de travailler. Ma candeur ne dormait pourtant pas sur un lit de billets, je faisais juste la part des choses.
Échange de messages, puis mails personnels, contacts téléphoniques. Le groupe, à tout casser une trentaine de membres, avait un pilier, fondateur et administrateur unique. Jérôme Parmesan, origine italienne, la quarantaine allègre, brun, petit, mat de peau. Quelque chose d'intense dans sa gestuelle, une passion pas très loquace, mais vibrante. Moi, en plus jeune. Je me suis attendri. A mieux le connaître, non, c'était bien un autre, même s'il tournait lui aussi autour de la création. La différence tenait sans doute à sa rigueur toute protestante, peut-être à son goût pour Gauguin. Ou peut-être sa contribution créative qui s'exerçait dans le bois où il taillait des personnages miniatures aussi délicieux que fantastiques. Parmesan n'était pas un gars ordinaire, sauf pour la subsistance que lui assurait le si répandu RSA et quelque restes d'une fortune familiale en ruine.
Je le sondai sur les autres membres. Aucun n'avait cherché à l'appeler et encore moins le rencontrer. Des érudits comblés par de rares mails et des directions cryptiques de recherche, ou des religieux, en tous cas des membres qui ne voulaient pas traverser la Toile. Et se satisfaisaient du paradigme gnostique sur lequel Parmesan communiquait.
La gnose, pourquoi la gnose ? Éducation. Famille religieuse, du genre à lire les textes sacrés sans interprétation, à préférer le message originel aux pères de l'Eglise. Des marginaux, des hérétiques, de la race de Simon le Magicien. C'était devenu génétique, ou presque dans la famille. Parmesan, l'héritier, avait plus tard remarqué des choses, en cherchant dans le cours de sa vie les marques qui conforteraient l'empreinte qu'on lui avait léguée. Il découvrit, donc, des signes. S'arrangea pour en faire une inclination puis une quête systématisée. Sous ce binoculaire se révéla la répétition d'un savoir occulte autour d'une œuvre majeure et même parfois mineure. Il me cita, sans doute comme référence à la portée du commun, Abbey road des Beatles, dont les textes et les instrumentaux, portaient un savoir, une Révélation, pour peu qu'on trouve le bon endroit, la bonne clé. A la cinquième ou sixième rencontre il sauta de l'exemple au systématique. La gnose flottait à peu près dans toutes les époques. On en découvrait dans les hiéroglyphes et sculptures d'antiques civilisations. Ainsi, les aztèques et même les toltèques avaient enfoui des révélations dans leurs créations. La gnose n'était pas absente pour les peintres de la Renaissance; ni dans la musique de Wagner, Beethoven, ou Mozart. Elle traversait la meilleure part de la création littéraire éternelle. Un savoir caché était bien à l’œuvre chez Homère, comme chez Dante et tant d'autres. Je découvrais, incrédule, puis intéressé, enfin ému de revenir à l'Art par un chemin souterrain, plutôt une large allée.
Un jour, quelques mois plus tard, je réalisai que rechercher des signes gnostiques ne me rendait pas chrétien mais améliorait mon rapport aux œuvres. J'observais plus intensément, j'étais redevenu curieux, ému. En cherchant signes et symboles, je n'avais pas trouvé une foi orthodoxe ou hérétique, j'avais retrouvé ma candeur.
Car la quête n'était pas qu'intellectuelle, même si Parmesan était, pour ce que je pouvais en juger, un intellectuel de première qualité. Il y avait des signes, des objets réels, quantifiables. Mon esprit formé au concret des choses par mon métier, appréciait.
Voilà, j'avais sécurisé mes placements, mis en veilleuse le conseil et la surveillance des marchés. J'avais ouvert mon esprit, livré mes enthousiasmes à Parmesan. J'avais accueilli les références aux dieux, les dons cachés, les clés d'or ou d'argent figurant de réels niveaux de perception, de réels savoirs. Je distinguais des perspectives, une vision tout à fait nouvelle des œuvres. J'étais magnifiquement désorienté, avide de grimper sur cette face du monde que je n'avais jamais abordée. J'avais fait un récit édulcoré à ma femme. Elle voyait une addiction, j'avais répondu hobby, type sympa, spéculations excitantes, la nouveauté quoi, chérie. Elle voulait bien, à condition que je ne passe pas une semaine sans mettre les pieds à l'appartement et mes bras autour d'elle. Challenge raisonnable.
Les signes effectifs de la gnose, voilà ce qui intéressait, passionnait Parmesan. Chaque œuvre pouvait contenir quelque manifestation gnostique. Elle ouvrait l’œuvre et celui qui la découvrait à une réalité nouvelle, lui conférait une présence et un impact incommensurables. J'avais d'abord étudié les diverses incarnations de la gnose au travers des temps. Parmesan avait perçu ma distance critique, avant de voir mon intérêt grandir. Je crois qu'il ne se faisait pas d'immenses illusions. Il ne me classait pas dans les croyants, encore moins dans les gnostiques, mais il avait besoin de monde pour son œuvre à lui. Son grand œuvre de serviteur de la gnose, un travail titanesque qu'il poursuivait tant bien que mal et souhaitait amplifier, même grâce à des incroyants.
J'avais suivi avec application les différentes séquences de formation, pour arriver finalement à un point où Parmesan cessa de m'abreuver et me dévoila son projet pratique. Il voulait ancrer dans le présent une tradition millénaire. Pour lui, la gnose n'avait pas disparu, même si beaucoup de créateurs n'étaient pas conscients de son influence, de sa présence, de sa puissance dans leur créations. Elle n'était seulement présente dans un seul disque d'un groupe musical mythique, mais dans un grand nombre d'œuvres contemporaines, ce qui me surprit et me stimula. Confronté à cette floraison, l'esprit s'ouvrait à une autre réalité de l’œuvre. Cette ouverture comportait quelques risques sur lesquels Parmesan s'étendit de manière un peu confuse, ne souhaitant pas décourager mon enthousiasme sans doute. Moi, je retrouvai ma curiosité, je retrouvai la création. Ce que je retins à ses explications traversées par le chamanisme et la psychanalyse, c'est que la force de certains signes gnostiques, couplée au magnétisme d'une œuvre, pouvait troubler la conscience avec une certaine puissance. Un trouble que je cherchais depuis toujours.
Je suis devant l’Île des Morts et j'ai en tête certains des signes les plus évidents d'une influence gnostique. C'est la première version, peinte par Böecklin en 1880 à Bâle, qui est devant moi. Je recule et contemple l'immense tableau qui couvre le mur du sol au plafond. Il écrase la pièce, distord l'espace de sa puissance. Nul besoin de signes cachés, de symboles occultes, mais je les cherche consciencieusement, ne serait-ce que pour avoir un autre regard, un nouvel éblouissement devant la toile.
C'est bien celle d'hier et d'aujourd'hui. Deux personnages sur la barque partent pour l'éternité, éternité éclatant dans l'ensemble du tableau. La mer sombre, figée. Le mort de blanc vêtu, le passeur et sa barque, figés aussi. Et que dire des mausolée au loin. Au loin, si près, en même temps. La puissance de la mort dénoue les perspectives. Ce tableau revient de l'au-delà. Et si jamais il y eut une existence, des amours et des souhaits pour le défunt, ils sont maintenant effacés, absorbés dans ce magnifique néant. Reste l'inaltérable, l'immensité dernière mesure pour une humanité en route vers son ultime destin, et la mer et ses embruns qui réveillent obstinément l'odorat. Une sourde vibration l'agite, elle clapote à peine pourtant, secoue délicatement la barque. Mes jambes ne tremblent pas un instant, tandis que le Passeur fait son œuvre désincarnée, derrière moi. Là-bas, où nous allons, où nous serons bientôt car l'amarre est défaite depuis longtemps, il n'y aura plus que le vent et la pierre. Leurs mains froides et douces me font signe déjà que les mausolées, et ce qui est en eux, m'attendent. Je lisse d'une main mon drapé blanc, si blanc que j'en pleurerais si mes paupières ne se fermaient pas définitivement.