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Simon Templar dans le bouillon
Evidemment ceux qui ont encore quelques souvenirs du Saint, Simon Templar pour les intimes, seront avantagés pour goûter cette auto-fiction, plus auto que fiction. Nouvelle écrite il y a à peu près deux ans, dans la foulée d'une autobio. La première partie sera suivie, ô miracle, par la deuxième, dans quelques jours.
ous dînions quand ma mère s'extirpait de sa cuisine pour dire « c'est prêt ». Elle venait d'apparaître, avec son tablier et son visage maquillée d'une fine pellicule de sueur pour délivrer le sésame, clore ma matinée d'indolente lecture sur la table de la salle à manger. Les vacances lézardaient, je m'étais replié sur mon monde, à quelques années-lumière de l'école. C'était un jour d'hiver, vers midi, on devait être en 1966, ou 67, dans ces eaux-là.
J'ai corné mon livre, un tome de la série du Saint, le fameux, l'admirable Simon Templar, et je me suis dirigé vers la commode « rustique », manière marchande de dire qu'elle avait été faite par des gens qui avaient besoin d'un meuble de cuisine ou de salon et ne connaissaient rien à l'ébénisterie. Elle était imparfaite, singulièrement imparfaite. J'ai saisi les couverts et commencé à placer le couteau à droite et la fourchette à gauche. J'avais bien douze ans, la mollesse de la répétition familiale me travaillait et m'angoissait comme la fin espérée d'un monde.
Nous mangions comme d'habitude, en commençant par la soupe. C'était du choux, je me souviens. Le bouillon était un peu âpre mais tenait bien à l'estomac. Je lapais de pleines cuillerées la tête plongée dans mon assiette, bien installé dans mon repas. A vrai dire, en face de moi ma mère faisait de même et mon père idem à ma droite. J'ai entendu un « plouf » étouffé, je n'ai pas levé la tête mais j'ai entendu ma mère interpeller mon père. « Mais t'es pas bien, ou quoi ?!.. »
Des filets verdâtres de bouillon coulaient sur la figure maternelle. J'ai souri sans oser aller plus loin, la main de mon père étant au bout d'un bras qui pouvait sans problème faire l'aller-retour depuis sa place jusqu'à ma figure.
Mon père a posé sa cuillère, a levé la tête de son assiette, vers le bruit. Ma mère le regardait en silence. Sa formidable musculature et ses pouvoirs surhumains lui permettaient de tenir encore bon sous le déluge de feu. Il s'est essuyé la figure avec le monstrueux battoir mi acier mi chair qui lui servait de main et a tenté de contenir les élémentaires forces que ma mère convoquaient dans d'étranges mondes tapis au fond de son cœur. « Quoi ?!... »
Il était temps de mettre en place le plan Transparence. Je me suis tassé sur ma chaise, en évitant soigneusement de la faire grincer, tout un art avec ces monuments à fesses légués par ma grand-mère. Mon corps s'est laissé glissé vers l'avant et j'ai perdu une dizaine de centimètres de visibilité au-dessus de la table.
Un enfant peut capter les vibrations parentales dans une fréquence bien supérieure à dix mille hertz. C'est une vérité démontrée, comme on sait qu'il y a des monstres sous certains lits et des bandits loyaux. J'ai regardé le bouillon qui commençait à cailler au fond de mon assiette. Il était bien le seul. Ma chienne Diane est venu me réclamer quelques reliefs, je l'ai chassée de la main en m'enfonçant un peu plus dans le néant.
La cause de l'aspersion, ou de la dispersion du bouillon, aurait pu éclairer d'un jour nouveau la scène du crime, mais mes parents n'ont pas jugé utile de s'y arrêter. Ma mère a frotté sa poitrine, elle aussi maculée, gardant le meilleur pour la fin, sans doute. A son menton perlait quelques gouttes de bouillon que Diane aurait éliminées d'un revers de langue.
Mon père a fait preuve d'un louable souci d'information, quoique légèrement concis. « Quoi, mais qu'est-que tu as fait ?... ».
Je savais ma mère plutôt débonnaire mais peu portée sur la plaisanterie, même si elle souriait parfois. Elle aurait pu saisir la perche et clouer mon père d'un trait d'ironie. Elle a foncé franchement, avec la détermination que je lui connaissais, pour m'y heurter trente-six heures par jour en tentant de dérober la clé merveilleuse d'une liberté si lointaine, si vitale à mes douze ans.
« Écoute, on est à table et toi tu fais l'idiot comme un vrai gamin. Ton fils ferait pas mieux, je te signale ».
Mon père s'est redressé. Je sentais une dépression arctique déferler à toute vitesse sur notre esquif figé dans les Sargasses ; j'ai fermé toutes les écoutilles.
« Frotte-toi. C'est la soupe ?... »
Ma mère a secoué la tête devant cette ruse rhétorique confinant au déni du réel et utilisée, qui l'eut cru, par l'homme qu'elle avait épousé au temple quelques siècles plus tôt. Elle a pincé les lèvres, convoquant quelques sortilèges inédits concoctés par Gorgone ou Cruella.
« Évidemment que c'est de la soupe, imbécile ! T'es complètement fadorle* ou quoi ?...Alors, tu me balances le bouillon, et après tu...Non mais, il est dingue! ». Elle s'est retournée, comme pour se lever, mais sans le faire vraiment, en continuant à secouer la tête devant cette injustice terrible. Je me suis surpris à penser une seconde à une pièce de Racine que notre tourmenteur scolaire nous infligeait à ce moment-là, sans parvenir à me rappeler le titre. De toute mon âme je plaignais ma mère soudain, perdue et affligée qu'elle était par son indifférent bourreau, l'auteur de mes jours, manifestement sous l'emprise d'infernales pulsions...
* Fadorle : quelqu'un d'un peu fou (de l'occitan fadòrla) ; lexique du sud-ouest de la France.
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