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Reprendre langue
Un certain vocabulaire, une présence de la République humaine, vivante reliée à nos souffrances et notre histoire, a disparu de la parole publique. La langue se fige, se standardise, s'utilise. Elle prend un contour technologique qui n'est finalement que l'incarnation brillante et tentante du Marché.
n certain vocabulaire, une présence de la République humaine, vivante reliée à nos souffrances et notre histoire, a disparu de la parole publique. J'entends par là, dans les leçons que nous donnent ceux qui sont « autorisés à s'autoriser ». Vous avez sans doute remarqué comment ils sont de plus en plus donneurs d'impensables pensum et outragés jusqu'à la caricature quand le « bon peuple » ne dit pas amen à leurs stupidités. Dernier en date, Juppé, manière de Fillon non-déclaré, qui fait exploser les prix des parcmètres dans « sa » ville, Bordeaux. Il s'égosille quand les gens le sifflent, le huent, le moquent alors qu'il vient parader comme un coq de retour devant eux, tout fier de leur assécher le porte-monnaie.
Toute cette dérive, cette implosion de la République et de ses hommes n'est pas sans rapport avec la technologie. Il n'y a plus de place aujourd'hui pour ce qui relève d'une ère pré-technologique.
L'argent s'inscrit à merveille dans l'ère technologique. Il est le combustible et le sujet réel de toutes les créations technologiques. Toutes, ou presque, addictives, distinctives au sens de singulariser celui qui n'est « rien », et rentables toujours avec les MAJ permanentes, la pub génétiquement inscrite dans leur code.La technologie « déferle sur le monde » comme dit DeLillo. Elle imprègne, transforme, annexe les êtres humains eux-mêmes, du haut en bas. Ainsi Emmanuel Macron, président de la république, est un être parfaitement technologique. Il n'existerait pas sans les médias, auxquels il doit son émergence comme sa consécration. Sa communication aussi est un pur artefact, a-Politique. Car lui-même est un produit, pas une personne construite par un parcours militant et/ou social profondément tracé dans la collectivité. Sa communication ne dit rien de sensible, de concret, en termes d'engagement ou de construction réelles. Elle est faite de généralités minimales, d'empilage de sentiments académiques et d'investissements en forme de selfie.
C'est d'ailleurs grâce à cette générique vacuité que des diplômés en langue atonale peuvent gloser des heures durant pour disséquer le contenu du discursif politique contemporain, issu de Macron ou de la majorité du personnel politicien d'aujourd'hui, au niveau national et régional.
Ce langage est essentiellement phatique. Il ne dit rien, tout le monde le sait et s'en désespère, sauf ceux qui font de l'argent avec les brèches qu'il autorise dans la Politique et la Société. Il dit « allô », ce langage. « Allô », qui ne veut rien dire sauf « je suis là ». Il dit « je suis présent », et « je suis le pouvoir ». Regardez-moi, votez pour moi. Fascination et autorité. Autorité de la fascination.
Il n'y a nul mouvement là-dedans, juste une onde sonore centripète évoluant sur des crêtes d'émotions jouées, répétées, comme le salut du politique descendant les Champs Élysées, à Paris, ou l'Avenue des Braves à Saint-Justin d’Aubagne. Indéfiniment tourné sur lui-même, ce discours ne renvoie à rien de réel, il n'a aucun effet performatif. Il est tout à fait dissocié du concret. Si tout le monde le reconnaît aujourd'hui, c'est qu'il est le son de la désespérance. Au mieux il signe l'immobilisme, au pire il ouvre sur le mensonge caché, lui à l’œuvre.
Le corps politique a déserté, en quelque sorte, l'humanité. Laquelle est on ne peut plus présente dans la langue qui l'exprime, la ressemble, la projette dans l'avenir, la ramène vers son passé.
La techno-langue n'a pas de temps car elle n'a pas d'affect. Elle ne dit rien car elle ne peut rien dire d'humain. Le discours des Valeurs, de la République, de la Démocratie est un discours essentiellement sensible. Un discours profondément philosophique aussi, au sens où il touche aux fins du monde, de l'humanité avec faiblesse et volonté, dans les petits projets comme dans les stratégies d'envergure.
Aujourd'hui on entend souvent dans les bouches des sonorisateurs de la république « ma détermination est entière ». Exemple parfait de techno-langue. Nominalisation qui détache, désincorpore. Ce n'est plus Untel, ou Unetelle qui dit. Quelque part, dans le vide une détermination est là. En elle-même, elle est déjà le sous-produit de « décision », terme beaucoup plus immédiat et impliqué.
Inutile également, voire contre-productif d'ajouter « entière ». Par nature une détermination est complètement orientée, sinon c'est une inclination, un vœux, un positionnement. Le qualificatif « entière » ajoute à ce qui est déjà complet. Il est donc superflu et en devient suspect. La phrase tombe dans le langage technologique, langage qui détruit son propre but (circularité stérile), ou désigne sans nommer (généralités) et appelle sans dire qui (l'homme, l'humain abstrait), mais toujours gagne en présence, en autorité.
Ce pidgin langagier est une technologie qui circule, se répand partout, il pose du son, fait du bruit avec peu et distingue celui qui n'était « rien » avant de prendre un micro. N’importe qui peut en prendre tout ou partie pour vanter le barrage de Saint-Croix des Eaux, ou l’innocuité des fleurs des champs à Bure. Ainsi on parle « d'éléments de langage ». On fractionne, on mélange, on refile et on ré-utilise les mots comme des briques ou des billets.
Ils y viennent tous, ou presque, les politiques. Du conseiller municipal qui affichera sa « complète détermination » au président qui « veut saluer ceux qui ont vécu ce drame, sont intervenus avec courage », ou « ceux qui ont vécu cette victoire, sont intervenus avec succès pour la construire pas à pas, jusqu'à l'ultime seconde de la dernière minute »....Paradoxe, les mots interchangeables deviennent anonymes, sans poids, sans valeur humaine. Ils forment une muzak mondiale qui signe l'officiel et la puissance.
Nous n'avons plus rien à entendre d'eux, donc plus rien à attendre. C'est bien l'épicentre du « problème pouvoir », de l'onde techno-mercantile qui déferle pour nous déconstruire et, à terme, détruire l'humanité qui ne pourra s'entendre dans ses représentants, et encore moins s'écouter pour trouver comment vivre sur la Terre que quelques-uns ont déjà presque détruite.
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Commentaires
Sans doute, Martine, comme tu le fais remarquer avec érudition, les débats "truqués" ne sont pas neufs.
Ce que je tendais aussi à faire remarquer, au-delà de cette antienne, c'est que la langue n'est plus un moyen de débat mais une chose utilisée pour faire bruit, pour agrandir le vide, un processus technologique d'affirmation par des morceaux de langage jetés savamment là ou il faut pour empêcher la parole, donc le débat.
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Macron n'est sans doute pas le premier homme de pouvoir à utiliser la "novlangue" pressentie par George ORWELL déjà en 1950... et que Roger GENTIS traduisait à sa façon par la "Vérité-flic".
Voilà ce qu'il écrit (en 1971) dans l'ouvrage "Guérir la vie" :
<<Une des premières choses à faire, ça serait sans doute de se demander ce qui empêche, d'essayer de faire un peu le tour de tout ce qui fait qu'on la boucle, rien que ça ça représente déjà un sacré boulot... ça pose le problème des lieux de parole.. eh bien déjà ça crève les yeux que ces endroits là c'est complètement truqué...>>
Comme quoi, les questions ne sont pas neuves et les débats, faute de mieux, infiniment ouverts !