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Quelque chose qui rapproche l'éloignement
C'est l'histoire d'une dame agée et d'un pistolet à eau...
Le facteur. Âne à casquette sifflotant sans arrêt ; répète en boucle « 'jourmadameDulotbellejournéehein » ; vélo sapiens puerilus. La voisine du dessus. Mégère à bajoues et clope, rêvant d'un gros machin mais pas de l'homme qui va avec ; pas de risque, elle est moche comme le cul dont elle parle tout le temps. Le neveu. Petit con, à casquette idem. Orgueilleux, indifférent, à des années-lumière du maelström vital ; satisfait d'être creux et de sonner faux. Le reste. Des buses parlantes aux canines sales, leurs rires animaux juste bon à dégoutter du beau qu'on sent parfois perler au fond d'une soirée télé réussie.
Elle en a plus qu'assez de tout ça, Mme Dulot. A soixante-cinq balais, l'humanité pèse et colle, fatigue à chaque minute de sa présence. L'humanité dont la plus insipide portion, son cher mari détesté, a survécu un temps à sa retraite d'employé de fromagerie, avant de partir vers son enfer à lui où il n'emmerdera plus personne. Reste tout de même un sacré paquet de cancrelats. Ils croisent dans les rues et les boutiques pour venir perturber les humains réels, saccager leurs échanges choisis de borborygmes répétitifs et de leurs sueurs aigres.
Humanité-toi, soupire-t-elle en passant le balai dans le salon, en arrosant les bacs sur la terrasse. Demain elle va la tenir à distance, l'humanité, lui imposer le respect de son pré carré. Demain elle retrouvera ce digne sentiment d'être soi sans avoir ces sangsues sur le dos dès qu'elle apparaît sur le palier.
Mme Dulot teste. Tiens, les lunettes noires, pourquoi pas. Comment s'appelait ce film, cette actrice avec lunettes noires, si attirante, si mystérieuse ? Peu importe, elle a disparu avec le déferlement de toutes ces tunnels à cascades, de ces films où l'on fonce, on n'arrête pas de foncer pour atterrir épuisée à la fin, sans une seule image qui reste en tête.
Ils n'intriguent personne, pourtant, ses carreaux noirs si délicats. La marée monte à qui mieux-mieux, des noirs, des jaunes, des blancs, avec ou sans lunettes, qui n'en ont rien faire de ses verres opaques. Ils la bousculent, la frôlent sans aucune vergogne. Et tous ces gosses évadés de poussette qui hurlent à la mort au moindre souffle de vent...La noria n'en finit pas de bonder les artères et les parcs, les magasins et les salles d'attente. Ils lui marcheront dessus bientôt.
Exit les lunettes, il faut passer à autre chose. Hier, un imbécile parlant avec un autre demeuré en plein trottoir les a à moitié cassées d'un coup de coude, de toute façon. Il s'est à peine excusé, ce sauvage.
Elle rumine un temps devant les fleurs trop chères qu'elle s'est permis d'acheter à ce magasin de voleurs souriants sur la place Maréchal Fergus, à deux cent mètres de chez elle.
L'idée lui vient devant Les feux de l'amour, feuilleton d'une respectable longévité. A l'image, le héros. Son nom a disparu dans la zone grise où rode l’Alzheimer redouté. Pas mal pour son âge, avec sa chevelure sans traces de vioque ni cavernes. Son gendre est là avec son fils de quatre, ou cinq ans peut-être. Le gamin s'amuse à canarder l'entourage avec un pistolet à eau, ce qui évidemment déroule le tapis à une délicieuse dispute domestique. Ce petit démon passe les bornes. La main de maman lui caresse. Elle encourage le crime, par pure faiblesse. C'est vrai, c'est tout à fait vrai et le héros sans nom le souligne avec une grande pudeur et une franchise qui ne rate aucun point sensible. Atmosphère légèrement plombée. Le petit voit son pistolet confisqué et proteste. Sale gamin. Une claque le renvoie au silence. Le monde est injuste, c'est bon de le savoir assez tôt.
L'engin a besoin d'être rechargé. A part a ça, il marche parfaitement. Mme Dulot touche une fleur sur le balcon à quatre mètres ; pas mal pour une vieille carne !...Il va falloir choisir les cibles. La vie est un choix de toute façon. Comment s'appelle-t-il celui-la aussi ? Ah oui, Michel Onfray. Il l'avait expliqué à France-Inter, il y a pas mal d'années sans doute. L'explication est partie également pour la zone grise, mais la sentence est toujours là, prête à étayer tout raisonnement dérapant dans la purée mousseline.
La vieille bique, la Dumermot du palier voisin et de l'enfer quotidien se moquerait sûrement de ce pistolet, si elle le voyait. Elle ne comprend rien à rien et ne jure que par Voici, celle-la, c'est dire si son compteur à idées est coincé dans les marécages de la crasse bêtise. Enfin, on ne peut pas se fâcher non plus avec toutes les voisines de palier.
Personne ne la voit sortir, si elle veut. Elle le veut, l'affaire est d'importance. Le pistolet ne servira nullement pour des gamineries. Ce n'est pas comme ça qu'on peut raisonnablement tenir à l'écart toute cette faune suintant la bêtise et la vulgarité. Il faut agir en douce, et même en douceur. Rien à voir avec Gamme de trônes, le truc sanglant qu'elle a vu chez une copine qui est top-techno, avec son robinet à film, comment il s'appelle déjà, ah oui : Net Flic.
Tiens, regarde-le celui-là. Non, mais des fois, c'est qu'il me passerait sur le corps ! Tout ça pour courir après un clébard bas du cul. « Arrête-toi, arrête-toi! ». Si je gueulais « arrête-toi » à chaque fois qu'un crétin m'a démontré qu'il avait les WC installés au fond de sa tête, j'aurais plus de voix depuis longtemps. C'est quand même pas tes parents qui t'ont appris à brailler comme un cochon qu'on saigne...Tiens, ça va t'inspirer le respect du silence et des brave gens que tu pollues, cretinus maximus.
Qualification latine égale colère de force sept, voire huit. L'humanité foireuse n'a qu'à bien se tenir devant sa contemptrice exaspérée. Il n'est pas à plus de deux mètres devant elle qu'elle a réagi. A peine l'intention surgit que la main agit, juste après le passage du braillard. C'est beau une femme en accord avec elle-même !..
Elle a tremblé un peu, heureusement le postérieur du coupable est aussi gras que son attitude, et il ne passe pas tout à fait inaperçu avec sa chemise bleu ciel et son pantalon noir. La giclée est bonne. Elle s'étale copieusement sur le dos et les fesses de l'empoté gueulard.
A peine atteint, il se retourne et commence à marmonner des excuses, paraît-il. Trop tard, mon ami, écarte-toi, ôte-toi de mon soleil. Ah, enfin, il a vu le châtiment, il va s'éclipser la queue basse, se sauver, disparaître dans son monde pestilentiel et assourdissant. Mais non, il se tripote le dos, fronce les sourcils. Ma parole, il ose s'approcher !
Elle se retourne, il l'a rattrape d'un pas.
- Madame, je conçois qu'on trouve un certain attrait ludique à ces petits engins...Surtout quand on est un enfant et qu'on ne touche pas un policier en exercice.
Ce dinosaurien ose lui parler !..Son regard devrait le clouer, le dissoudre et même le faire rougir et partir à quatre pattes, mais non. Il fait de l'ironie, on dirait. Il n'est pas vraiment petit, et même assez proche ; et plutôt grand et même assez menaçant, pour de vrai, l'animal.
Elle a serré le pistolet par réflexe. Le jet a fait son office. Heureusement il avait le dos tourné de l'autre côté. Pas une goutte ne l'a touché, elles ont toutes bien ciblé le visage.
L'ironie s'en est allée vers les jours meilleurs qu'on nous promet toujours dans les pages supplément du Figaro. Il a le sourcil épais, cet individu. Il doit être assez épais lui-même. Mme Dulot s'abstient de faire profiter l'homme de son diagnostic, avec cet instinct affiné dont bénéficient les mammifères supérieurs, à vrai dire les femmes. Elle attend de pied ferme la fin de ses ablutions. On dirait le gros setter de la Dumermot, à secouer la tête comme ça, en s'essuyant.
Il a dû sentir quelque chose. L'éléphantesque sensibilité des primates mâles leur autorise quelques éléments de langage. Il parle, donc. Il est question de « son âge », de « pas permis ». Laisser la bave du crapaud s'égoutter. Mme Dulot attend le printemps avec un stoïcisme que Michel Onfray apprécierait sans doute. Mais l'autre, l'Autre s'approche encore, la touche, lui donne...Un ordre, c'est pas Dieu possible ! Elle vise bien le tibia de l'arrogant anthropoïde. Il pousse un joli cri de bambin, l'odieux.
Il serre bien. Elle n'a pas mal, elle n'a pas envie de fuir, encore moins de l'irriter. Liée à lui, à l'abri, l'épaule au chaud. Une vraie moufle, cette main. Une main d'homme.
« Allons, mamie, mais qu'est-ce que vous avez ? On dirait pas...Des coups de pied, ce pistolet à eau. Non vraiment, à vôtre âge, c'est un peu...Ridicule, voilà. »
Elle n'a vraiment pas du tout mal. Juste quelques larmes qui ont envie de couler. Oh, s'appuyer, se laisser aller, enfin un peu...Continue à respirer trop fort, comme ça, au-dessus de ma tête et me tape pas trop dans le dos, j'ai pas le hoquet.
Plus tard, devant un café, il a posé sa lourde carcasse. Pour s'installer, il a repoussé les murs du petit appartement bourré à craquer. Il est peu gras, costaud, avec des avant-bras comme des ventres de lapins saignés. Ils ont parlé surtout de tout avec des petits riens dedans, ce qui faisait quand même une bonne conversation. Plus tard mais pas beaucoup plus, il s'est animé comme un gyrophare en liberté. Vite, repartir, le service, la rue. Il se déplie, s'excuse. Envolé. Le parquet craque un au-revoir. Elle repasse le film pour être sûre d'avoir tout là bien au chaud dans sa mémoire vive.
Ça faisait longtemps, mais il est venu tous seul, sans attendre la fin de la pluie. Elle avait le sourire qui lui venait à le faire parler, cet ours doux. Elle pleurait, elle souriait, elle répondait quand il insistait. Un moment, il est revenu sur sa scène, avant de repartir dans le froid de la distance. Aujourd'hui on écarte les gens d'un coup, ils reviennent pas, il a asséné. Fini le temps des pistolets à eau. D'ailleurs, c'était quand ?...
Il est un peu donneur de leçon ce flic, mais si doux, avec ses épaules de déménageur. Elle lui a serré la main, il a enserré sa mimine dans sa patte chaude. Il s'en est allé, pour de vrai.
Sur Internet, ils vendent des revolvers ou des pistolets, enfin de ces choses qui éloignent plus loin et plus longtemps. Elle va éloigner quelques primates très longtemps, sans trop en faire cependant. Il faudra bien qu'il revienne.
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