• De la concurrence entre les tomates et les bananes en serre - le jeu du sabotage

     

     

    «L' écrivain post-capitaliste », formule lapidaire qu'on peut lapider d'abord, pour jouer ensuite les iconoclastes avec le roman d'aujourd'hui...

     

     

     

    De la concurrence entre les tomates et les bananes en serre - le jeu du sabotage

    De la concurrence entre les tomates et les bananes en serre - le jeu du sabotageu un universitaire déclarant, à propos de l'auteur Pierre Guyotat, qu'il était une figure de « l'écrivain post-capitaliste ». Phrase lourde de sens, peut-être. Lourde, sans doute, de sous-entendus trop vite passés à la benne. Pelote, donc. Déroulons.

     

    « l'écrivain », avec un « L », l'élu, non pas un parmi d'autres, mais le premier, ou le dernier, le seul. Désignation extra-littéraire, fondamentalement. Classement incongru parmi les écrivains. Rien à voir avec l'écrit, la littérature. Pratique courante dans certaines revues, sur le Net – les 10 plus grands écrivains du siècle, de la littérature mondiale, française, des Hauts-de-France, féminins, écolos, auvergnats...

     

    Il n'y a pas d'écrivain qui compte. Des œuvres, oui. Des œuvres si dissemblables que ça ne sert strictement à rien de les comparer en vue de déterminer la meilleure. Qu'est-ce qui est comparable entre Spin (R.C. Wilson) et Le Seigneur des Anneaux (Tolkien), entre Le vent (C. Simon) et Le Rivages des Syrtes (J. Gracq), Un barrage contre le Pacifique (M. Duras) et So long, Luise (C. Minard) ?...Ce qui ne veut pas dire qu'on ne peut comparer, au sens d'établir des ressemblances et des différences dans le thème, les structures, les personnages, les mises en décor, etc. pour établir des similitudes ou des différences qu'on peut juger significatives, dans le cadre de recherches. Rien à voir avec un classement de valeur (meilleur, moins bon) ou de définition (est/n'est pas) par rapport à un quelconque régime, ou type d'économie.

     

    Les œuvres sont essentiellement singulières, et dire que un tel est un écrivain du post-capitalisme suppose que d'autres, voire tous les autres ne le sont pas. On instaure une inégalité, en quelque sorte, basée sur une implicite compétition. Laquelle compétition n'existe, en réalité, que dans une pensée évoluant sur les rails du Marché, projetée par tout ce qui vit des créateurs de livres. Pensée menant directement ou indirectement à des dispositifs de types globalement marketing – plateaux télé, interviews croisés et autres séquences plus ou moins d'infotainment, visant à déplacer l'attention des spectateurs et lecteurs à l'écart de l'élément central, l'écriture, - qui ne supporte que d'être lue pour se dévoiler - pour mettre en avant le bagout de l'auteur, son apparence, ses activités mondaines, etc.

     

    Si on prend la formule dans son entier, un paradoxe apparaît immédiatement.

    L'expression « L'écrivain du post-capitalisme » entre dans le paradigme même dont la formule voudrait annoncer, en quelque sorte, le dépassement, la disparition. Le capitalisme serait virtuellement derrière nous, éliminé par l'existence d'un écrivain d'ici, et pourtant d'une époque ultérieure. Par la grâce d'un chevauchement des temps exécuté par un rhétoricien habile, hop, voilà un homme à la fois dans le présent et le futur, un génie capable de vivre et d'écrire ici et maintenant, en produisant les œuvres d'un avenir délesté du régime qui a plus de puissance et d'influence qu'aucun autre au travers de l'Histoire.

     

    Sans que personne, d'ailleurs, n'ait le commencement d'une idée sur ce que pourrait être un « post » capitalisme. Les têtes vivent dans le présent, et les tentatives de se projeter vers le dépassement du capitalisme paraissent bien incapables de figurer, d'incarner un futur où ce même capitalisme serait définitivement du passé. Celles qui s'y risquent – entre autres les œuvres tournant autour de l'Effondrement, et les dystopies de la SF – décrivent des prolongements mortifères, voire une fin du capitalisme. Le régime qui est le nôtre y demeure central, qu'on le regrette, qu'on le dénie ou qu'on le combatte. Les ruines possibles, comme l'imaginaire, sont toujours les proies de la société capitaliste – au sens d'imaginaire ne se détachant pas des rapports de vie, de production capitaliste qui imprègnent nos actes comme nos pensées les plus profondes.

     

     

    La formule « écrivain post-capitaliste » pourrait ne pas avoir d'avenir, en l'état. La littérature, l’œuvre post-capitaliste est encore orpheline d'un imaginaire présidant à sa naissance. Mais on peut quand même rêver d'être cet écrivain de demain, faire cette œuvre à venir. Rien n'est interdit sur la page blanche. Comme on est définitivement l'écrivain du présent, ça ne peut être qu'une esquisse encore adossée aux fondamentaux du roman d'aujourd'hui, bref, de la pisse de grenouille. Mais bon, juste un jeu. Si on cassait un pilier, ça donnerait quoi, hein, juste pour dire...

     

     

    Imaginez ce qui se passerait si s'opérait un glissement, une rupture modeste affectant l'écriture du roman, des formes littéraires. Pour la sortir du Marché ? Ne soyons pas trop ambitieux. Faudrait d'abord définir l'imaginaire de Marché. Pas envie de faire une thèse. Sais pas si j'aurais assez d'essence. Non, chatouiller un pilier du roman, ouvrir une faille. Mais où ?... Pourquoi pas dans la chronologie. Le rapport avec le Marché et son impact sur l'imaginaire n'est pas forcément évident, mais l'idée est tentante.

     

    Quoique le saut a déjà été fait par certains. En toute modestie, j'ai produit des textes renversant la chronologie ordinaire, et je ne suis pas le seul. Mais inversée, ou pas, il s'agit toujours d'une chronologie. D'autres sont allés plus loin. Un écrivain, cité par Michel Foucault dans une compilation de textes partiellement inédits, parue récemment chez Vrin, a proposé un livre sans pagination, dans les années 60, il me semble. Une tentative structurelle, radicale, mais qui ne change pas, finalement, le roman dans son essence. Le lecteur a juste à se caler sur la narration, qui lui propose une chronologie implicite, au travers de l'évolution des événements et personnages, ou d'indicateurs temporels. Pas besoin de vérifier en bas de page.

     

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    La rupture véritable serait peut-être de mélanger les pages. Le lecteur, du moins celui qui serait assez obstiné, imaginatif et patient, pourrait reconstruire une histoire avec des fragments, à chaque page. Choisirait une option. Laisserait les fragments-pages l'imprégner, un à un. Tirerait de chaque page un espèce de substance différente, qui ne serait ni celle du roman, ni totalement autre, puisqu'il y aurait toujours le fil de l'écriture, la récurrence possible de situations, de personnages.

    Il aurait perdu la globalité, la téléologie immanente au récit, la visée ultime de l'auteur. Ainsi que la grace du style, la continuité de l'atmosphère qu'il sécrète, des associations obstinées qu'il suscite comme aura et cœur du récit lui-même. Ainsi que le scénario initial. Mais il pourrait se faire son roman, en lisant, une page après l'autre, ou au hasard, ainsi de suite. Il assemblerait des fragments de sens pour aboutir à un roman qui serait fondamentalement différent de celui proposé au départ.

    Si l'auteur lui en laisse la possibilité.

     

    Si un auteur imagine un roman aux pages mélangés, il doit s'attendre à ce que son roman lui échappe dès le départ. Ou se transformer en machine à tirage du Loto. A chaque instant, ou presque, changer d'orientation, d'idée et de personnages, de thème et de situations.

    En réalité, il ne peut concevoir un roman aux pages mélangées. A moins qu'il n'écrive un roman chronologique et, une fois achevé, mélange toutes les pages. Mais quel intérêt, après avoir tout bâti dans l'ordre, bien propre, bien carré. Pourquoi maintiendrait-il l'édifice ? Ce serait recréer de la continuité là où lui-même, l'auteur, veut le désordre pour rompre, justement, avec cette continuité suspecte de pactiser avec Mordor.

    Contradiction fondamentale, quand même. Il bâtirait un monde pour que celui-ci lui échappe d'emblée. Peu crédible. A moins qu'il n'y ait différents auteurs, un pour chaque page. Une foultitude d'auteurs, une compil coordonnée. Ou pas.

     

    Peu à peu, je vois l'auteur disparaître, lentement, mais sûrement. Grand dommage. On fait quand même des livres pour en être le responsable, celui à blâmer, à féliciter aussi. Ou alors, on revient à des origines obsolètes, quand les livres n'étaient pas signés. Autant dire au pré-pré capitalisme. Invendable. Un livre sans auteur, vous imaginez, non, moi non plus. Et les droits, qui me versera les droits, si je ne suis plus là. Les partager ? A dix, cinquante ? L'obole. Déjà que. Non, une idée folle. Ça me fait penser à un auteur qui avait écrit un roman titré La disparition. Mais il avait sa trame et son nom, pas fou.

     

    Rompre la chronologie, on efface. Reste, donc, à trouver d'autres idées pour une littérature d'écrivain post-capitaliste. J'avais prévenu, c'était un exercice de style, si je puis dire. Raté. Mais j'y reviendrai. Ça doit être pensable, et faisable.

    Je sais, j'ai démontré le contraire. Mais comme un jeu de rôle, une mise en condition. Si jamais le futur venait frapper à votre porte, vous seriez prêt. Façon survivaliste. On sait jamais, avec tout ce qu'on voit, vous n'imaginez pas. Sachant qu'on conserve l'essentiel, l'indispensable, l'auteur, son roman et ses droits. La révolution est une longue patience.

     


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